L’anarchie relationnelle, comme refus de l’essentialisme en matière de relations interpersonnelles, ne pose aucune hiérarchie a priori entre, d’une part, les relations amicales platoniques, d’autre part les relations romantiques et/ou sexuelles (alors qu’habituellement, les relations amicales platoniques sont subordonnées aux relations romantiques et/ou sexuelles). L’investissement spirituel, temporel, physique et émotionnel pouvant être similaire nonobstant les aspects proprement romantiques et/ou sexuels, cela conduit à un éclatement des étiquettes traditionnelles « ami-e », « amant‑e », « relation non-sexuelle », « relation sexuelle », etc. au profit d’un continuum relationnel dont les modalités concrètes sont entièrement définies par les concerné-e-s, sans égard pour les normes relationnelles classiques, lesquelles peuvent être résumées par l’expression de norme romantico-sexuelle. L’anarchie relationnelle, en somme, constitue une subversion de la norme romantico-sexuelle, cette norme qui nous dit que les relations romantiques et/ou sexuelles constituent le pinacle de notre vie sociale et affective, et qui les cloisonne bien des relations de nature amicale platonique.

Lorsque l’on lutte pour le libre-choix ou la diversité relativement à un domaine, il est clair que ce qui constitue la norme actuelle n’est pas exclu de ce libre-choix ou de cette diversité. Ainsi, si les personnes perçues comme femmes obtiennent le libre-choix en matière de pilosité, elles pourront toujours s’épiler, si elles en ont vraiment envie. De même, la diversité (car là il ne s’agit pas d’un choix) en matière d’orientation sexuelle ne signifie pas qu’il faudra oppresser les personnes hétérosexuelles après le « Grand Soir » anti-oppressions. Cela dit, puisque la norme, parce qu’elle est la norme, est déjà très répandue, visibilisée, admise, etc. au sein de la société, la lutte pour le libre-choix et la diversité sera plus efficace si elle adopte une attitude politique consistant à valoriser, visibiliser et encourager l’expression de comportements ou de caractéristiques qui sont en décalage avec la norme actuelle. Quel intérêt pour la lutte d’exposer des corps de femmes minces, blanches et glabres, alors qu’ils s’étalent déjà dans les médias ? Quel intérêt pour la lutte que de réaliser un documentaire sur le couple monogame hétérosexuel (sinon sous un angle critique qui tranche avec la complaisance actuelle dont il jouit) alors que tout le monde sait déjà ce que c’est, qu’on le voit presque partout, qu’il est l’implicite dans la plupart des interactions ?

Ainsi, même si l’anarchie relationnelle demeure tout à fait compatible avec des formes relationnelles qui, matériellement, ressemblent à des amitiés classiques, ou à des couples romantico-sexuels classiques (avec ou sans amitié en sus), l’enjeu politique est ailleurs, car élaborer toute une philosophie des relations dans le but de faire la même chose qu’avant, ça présente un intérêt quand même très limité… Ainsi, prima facie, on pourrait se contenter de se dire la chose suivante : l’anarchie relationnelle, pour être un acte politique militant (ou un ensemble d’actes plus exactement), et combattre la norme romantico-sexuelle, doit valoriser, visibiliser et encourager les formes relationnelles alternatives à l’amitié classique et au couple romantico-sexuel classique (avec ou sans amitié en sus) ; quand bien même ce dernier serait non-exclusif (car sinon où serait la spécificité par rapport au polyamour ?).

A la recherche du type de relation perdu…

Pour combattre la norme romantico-sexuelle, un simple réinvestissement de l’amitié classique pour la sortir du vague copinage dans lequel on l’a laissé se dévoyer est louable et utile mais ni nécessaire ni suffisant ; et il n’est pas propre à l’anarchie relationnelle. Dans une certaine mesure, il y a pas mal de déçu-e-s du couple et de l’amour qui finissent par revaloriser l’amitié platonique sans qu’il me semble qu’il s’agisse à proprement parler d’écart à la norme romantico-sexuelle, car s’écarter factuellement des relations romantiques et/ou sexuelles n’implique pas d’abandonner la façon de penser et de ressentir propre à cette norme. De même qu’on peut être factuellement athée tout en ayant une manière très théiste de penser / ressentir (d’ailleurs c’est généralement pas trop souhaitable car le sentiment d’absurdité, de non-sens, de manque, etc. succède au sentiment religieux, à la foi, etc.).

Même l’amitié sexuelle ou les « plans cul » (avec ou sans sensualité dans les deux cas), quoique un peu plus edgy, c’est déjà un créneau exploité… cette fois-ci par le polyamour et/ou le libertinage et/ou la communauté des aromantiques sex-favourable et/ou n’étant pas asexuel-le-s (hormis peut-être lorsqu’ils/elles sont romance-enthusiastic). Le polyamour ainsi que la communauté des asexuel-le-s romance-favourable et/ou n’étant pas aromantiques (hormis peut-être lorsqu’ils/elles sont sex-enthusiastic) contribuent également beaucoup à mettre le projecteur sur l’amitié romantique et la romance sans sexe (avec ou sans sensualité dans les deux cas). Depuis la tradition de l’amour courtois, je ne crois pas que ce thème se porte si mal que ça, même si la libération sexuelle a pu inverser la tendance. Après, il est certain que les motifs ne sont globalement pas les mêmes… Mais pour le moment je ne m’occupe pas des motifs des types de relations, mais uniquement de la matérialité de ceux-ci. Je ne veux pas « spoiler » la suite de cet article, mais les motifs finiront par bien nous occuper un peu après…

Revenons un peu à la sensualité, aux relations sensuelles. Avec ou sans composante amicale, le sexe et/ou la romance se conçoivent assez aisément avec ou sans sensualité. Certaines personnes sont très peu tactiles même lorsqu’elles sont amoureuses et n’aiment pas « perdre du temps en préliminaires ». Cela est suffisamment dans la norme pour que des magazines « sexo » grand public écrivent des articles sur l’importance de la tendresse et des « préliminaires » dans le couple.

Mais hors du couple ? Hors des relations sexuelles et/ou romantiques ?… Les relations sensuelles et d’amitié sensuelle seraient-elles une spécificité de l’anarchie relationnelle qu’on ne retrouve pas dans d’autres démarches militantes ? Après tout, là, il n’y a ni sexe ni romance, et ça transcende l’amitié au sens classique du terme. Eh bien même pas… Encore une fois, c’est un sujet qui occupe aussi la communauté aromantique-asexuelle, cf. les notions de « relations queerplatoniques » ou de « relations quasiplatoniques » qui ont été forgées dans cette communauté et qui recouvrent pas mal cette réalité. Certes, les communautés aromantique-asexuelle et anarchistes relationnelles sont très proches et partagent un certain nombre de valeurs centrales. De nombreuses personnes se réclament d’ailleurs des deux communautés. Il n’en demeure pas moins que ces deux communautés sont distinctes, et que nous sommes toujours à la recherche de ce qui ferait la spécificité en terme de militance concrète de l’anarchie relationnelle…

Alors, certes, l’aromantisme, l’asexualité, les relations queerplatoniques, le polyamour ou le libertinage, je n’irais pas dire que c’est mainstream. Mais la question n’est pas là. La question c’est : est-ce qu’il y a déjà une communauté, une philosophie, bref des gen-te-s… qui militent pour la visibilité, la respectabilité, etc. des formes de vie (pour le dire à la Wittgenstein) laissées pour compte par la norme ? Dans le cas de l’anarchie relationnelle, la réponse est « oui ». Certes, on pourrait se dire que l’anarchie relationnelle fait la synthèse de tout ça, et le réinterprète sur une nouvelle base : la légitimité d’une liberté totale en matière de modalités relationnelles pour peu qu’un plein consentement soit acquis entre toutes les personnes impliquées. Je ne suis pas sûr que ça nous avance beaucoup politiquement, même si ça peut satisfaire les personnes en recherche de cohérence et de fondations dans leur vie. Attention, c’est déjà bien si se définir comme anarchiste relationnel-le permet de se sentir bien et de rassembler d’autres personnes avec qui on risque de bien s’entendre sur le plan des types de relations qu’on s’autorisera à avoir avec l’une ou l’autre personne… C’est déjà bien, mais c’est la société que l’on veut changer. L’anarchie relationnelle, ce n’est pas juste un club de gen-te-s sympas et qui nous comprennent et où on se sent bien. Enfin je l’espère !

Types de relations vs types d’inclinations.

Si la démarche consistant à visibiliser, valoriser, encourager l’expression de types de relations hors-norme peut avoir quelque utilité et est certainement louable, je pense qu’elle n’est ni nécessaire ni suffisante à l’agenda politique de l’anarchie relationnelle. Le véritable enjeu, ce ne sont pas les types de relations, mais le lien entre les types de relations et les types d’inclinations (je préfère parler d’inclination que d’attirance, car le terme est plus général : par exemple, une simple appréciation d’une personne peut conduire à entrer avec elle dans un certain type de relations, et c’est d’ailleurs souvent le cas en amitié il me semble ; j’aborderai peut-être ces subtilités dans un autre article). Elle est là la spécificité de l’anarchie relationnelle, dans la déconstruction de ce lien. Et concrètement, ce que je propose, c’est de mettre au cœur de notre vie sociale et affective, non pas (forcément) les relations non-romantiques et/ou non-sexuelles mais bien les inclinations non-romantiques et/ou non-sexuelles.

Suivant une habitude assez répandue dans la communauté aromantique-asexuelle au sujet des attirances, on peut diviser les types d’inclinations en 5 catégories principales :

  • amicales (ou platoniques) ;
  • sensuelles ;
  • esthétiques ;
  • romantiques ;
  • sexuelles.

Je ramènerai ces 5 catégories à 4 catégories en incluant l’inclination esthétique dans l’inclination sensuelle (après tout, la vue est un sens elle aussi).

D’autres types d’inclinations parfois évoqués sont transversaux à ceux que j’ai mentionné. Par exemple, selon moi, les inclinations romantiques et amicales sont des combinaisons d’inclinations émotionnelles et intellectuelles, car il me semble que ce sont des inclinations qui portent sur la personne en tant qu’esprit ou âme, donc les émotions et l’intellect.

Spécificités des inclinations romantiques / sexuelles vs amicales / sensuelles.

Je pense qu’il convient de distinguer le type de relations que l’on souhaite établir avec une personne, du type d’inclination qui nous porte à souhaiter ce type de relations avec elle. L’enjeu politique fondamental au niveau de l’anarchie relationnelle, il me semble qu’il concerne surtout la déconstruction du lien entre type d’inclination et type de relations. Et pour se faire, je propose de placer au cœur de notre vie sociale et affective les inclinations amicales et sensuelles. Une relation fondée sur une inclination amicale ou sensuelle peut ressembler matériellement à une relation romantico-sexuelle. La différence se situe au niveau de l’intention, des motivations, donc au niveau de la nature de l’inclination.

Bien sûr, on peut définir l’inclination romantique / sexuelle / amicale / sensuelle comme une inclination portant sur le fait de s’engager, respectivement, dans une relation romantique / sexuelle / amicale / sensuelle avec quelqu’un-e. En ce sens très large, il serait incohérent de prétendre qu’une relation de nature romantique / sexuelle / amicale / sensuelle puisse reposer sur autre chose qu’une inclination romantique / sexuelle / amicale / sensuelle, respectivement. Sauf cas de contrainte extérieure. Et il serait encore plus incohérent de prétendre qu’une inclination romantique / sexuelle / amicale / sensuelle puisse viser autre chose qu’une relation romantique / sexuelle / amicale / sensuelle, respectivement.

Il me semble qu’en un sens plus précis, la spécificité de l’inclination romantique / sexuelle ne porte pas sur le type de relation qu’elles visent, mais sur les motifs de cette visée. D’ailleurs, tant qu’on reste au niveau de la description matérielle du type de relation, on reste dans le vague. Beaucoup de personnes se sont déjà creusées la tête pour définir ce qu’est, au juste, une relation romantique, d’un point de vue matériel donc. Il semble qu’aucun acte ne puisse vraiment être dit intrinsèquement romantique, matériellement parlant. En dernière instance, c’est donc, semble-t-il, une question de degré entre relation amicale ou relation romantique. Savoir ce qu’est une relation sexuelle semble plus simple. Mais si on creuse un peu, ça se complexifie. Il n’y a pas de marqueur net entre une partie du corps qui serait sexuelle et une partie du corps qui n’y serait pas du tout, entre un plaisir qui serait sexuel et un plaisir qui n’y serait pas du tout, et ainsi de suite. En dernière instance, à nouveau, il semble que ça soit une question de focus ou d’angle d’approche d’une même réalité —le corps— entre relation sensuelle et relation sexuelle. Ou alors, tant pour ce qu’on appelle habituellement « une relation romantique » et ce qu’on appelle habituellement « une relation sexuelle », la différence avec ce qu’on appelle habituellement « une relation amicale » et ce qu’on appelle habituellement « une relation sensuelle » est au niveau de l’inclination. Et à ce niveau, oui, la différence est assez nette, pour le coup.

L’inclination romantique / sexuelle repose sur un ensemble de motifs :

  • qui sont déterminés biologiquement, socialement et/ou culturellement,
  • et sur lesquels la volonté n’a pas de prise et la conscience n’a pas (ou peu) de visibilité,
  • qui ne sont pas rationnels car ni liés au type de personne qu’est la personne sur laquelle elle porte, ni liés au type de personne qu’est la personne qui les nourris.

Pour éclaircir ce point, je remarque ainsi qu’une même personne peut éprouver une inclination —romantique et/ou sexuelle— pour des personnes très très différentes, et inversement ne pas éprouver d’inclination —romantique et/ou sexuelle— pour des personnes pourtant très semblables à d’autres pour lesquelles une inclination —romantique et/ou sexuelle— existe. Si on essaye de dégager ce qui pourrait ressembler à des motifs d’inclination (et qui sont parfois évoqués par la personne concernée lorsqu’on l’interroge, mais qui sont à mon avis des rationalisations post hoc), on remarque que :

  • ou bien les motifs évoqués sont tout bonnement erronés : soit que les personnes pour qui une inclination —romantique et/ou sexuelle— existe n’ont pas la caractéristique qu’on leur prête (idéalisation) ; soit qu’elles l’ont bien… mais qu’elles la partagent avec d’autres personnes pour qui une inclination —romantique et/ou sexuelle— n’existe pas ;
  • ou bien les motifs évoqués sont extrêmement superficiels et contextuels, et en tout cas sans aucun rapport avec le type de relations envisagé. Ainsi, une personne m’a déjà confié avoir été attirée romantico-sexuellement par une autre personne, en raison de la couleur des lacets de ses chaussures quand elles se sont rencontrées. Quelqu’un-e peut m’expliquer en quoi la couleur des dits lacets peut être utile lorsqu’elles « font l’amour » ?

(Et cela peut être transposé aux motifs de non-inclination, voire d’aversion, romantique et/ou sexuelle.)

En règle générale, les inclinations qui vont nous porter à entretenir des relations amicales / sensuelles ne fonctionnent pas du tout de la même manière. Je ne vais pas détailler, car c’est le contre-pied de ce que j’ai écrit pour l’inclination romantique / sexuelle.

(Et semblablement, cela peut être transposé aux motifs de non-inclination, voire d’aversion, amicale et/ou sensuelle.)

Les motifs des inclinations sexuelles et/ou romantiques étant déterminés socialement et culturellement, ils sont très problématiques (pour la détermination biologique, on ne peut pas faire grand chose… donc on attendra le développement du transhumanisme…). Ils sont le reflet des systèmes d’oppression existant au sein de la société, et en partie ou totalement intériorisés. Citons notamment : l’aphrodisme (oppression liée aux normes de beauté ; en matière de séduction, on remarque une préférence pour les femmes minces et glabres, pour les hommes grands aux traits masculins marqués, etc. ; l’aphrodisme est généralement plus fort à l’encontre des personnes perçues comme femmes), le lookisme (oppression liée au look, à l’apparence vestimentaire, aux piercings et tatouages, mais aussi à la stature, à l’occupation de l’espace, à la démarche, etc.), l’âgisme (oppression liée à l’âge : en gros, pour ce qui nous occupe dans cet article, quand on est trop vieux/vieille, on est souvent disqualifié-e du « marché » romantico-sexuel ; et c’est surtout vrai pour les personnes perçues comme femmes), le validisme (oppression liée au handicap), le virilisme (oppression liée aux injonctions à la virilité adressées aux personnes perçues comme hommes), le sexisme (les personnes perçues comme femmes subissent de fortes oppressions, souvent contradictoires, et qui se traduisent notamment sur le plan de la séduction), le racisme (on remarque que les personnes racisées ont globalement moins de succès romantico-sexuel, surtout au sein d’une population blanche, que les personnes blanches ; ou alors elles sont fétichisées…), la transphobie (les personnes transgenres, particulièrement non-binaires, ont globalement beaucoup plus de difficultés à trouver des partenaires romantiques et/ou sexuel-le-s ; et c’est encore pire si elles sont en transition, surtout si elles n’ont pas un bon passing ; ou alors elles sont fétichisées, surtout les femmes transgenres non-opérées mais hormonées).

Un prétendu anarchisme relationnel qui ne travaillerait pas à combattre les oppressions systémiques liées aux inclinations romantico-sexuelles et se contenterait de déconstruire les types de relations ne peut se prévaloir du terme d’anarchisme, puisque le combat contre les oppressions systémiques a toujours été au cœur de l’anarchisme politique dont l’anarchie relationnelle n’est qu’une extension. Sans ce souci de questionner et remettre en cause nos propres inclinations afin de les expurger d’un maximum d’éléments structurellement oppressifs, on peut à la rigueur parler de libéralisme relationnel, mais pas d’anarchie relationnelle. Et une liberté sans égalité d’opportunité, cela conduit à ce que dénonce fort justement cet article.

Préjugés normatifs au sujet du lien entre type de relation et type d’inclination.

Une certaine confusion existe au sein de la société entre type de relations et types d’inclinations (et il existe aussi des confusions entre les notions d’attirance, d’appréciation, etc. mais laissons cela de côté pour cet article déjà complexe…).

Ainsi, il est certainement assez commun de penser :

  • qu’une relation amicale ne peut reposer que sur une inclination amicale, ou à la limite sur les décombres d’une inclination-relation romantique passée ;
  • et surtout qu’une relation sexuelle ne peut reposer que sur une inclination sexuelle, ou à la limite sur une inclination-relation romantique (mais à condition qu’un des deux partenaires éprouve une inclination sexuelle, pendant que l’autre acceptera la relation sexuelle « par amour »…).

En ce qui concerne les relations romantiques, on admet généralement qu’elles peuvent reposer sur une inclination romantique, voire sur une inclination sexuelle (mais c’est généralement mal vu, et considéré comme « pas du vrai amour » et d’ailleurs « ça va certainement se casser la gueule »).

Ce sont les relations sensuelles qui s’en sortent le mieux, puisqu’on admet généralement qu’elles peuvent reposer sur une inclination-relation amicale (tendresse amicale), une inclination-relation romantique (tendresse amoureuse) ou une inclination-relation sexuelle (les fameux « préliminaires »…). Ironie du sort, le seul type d’inclination qui n’est pas reconnu habituellement comme pouvant conduire à des relations sensuelles est l’inclination… sensuelle ! En effet, ce type d’inclination n’est généralement pas reconnu comme jouissant d’une existence à part entière indépendamment des inclinations amicales, romantiques et sexuelles.

« L’amitié, c’est sexy ! » et autres joyeusetés post-déconstruction…

Placer au cœur de notre vie sociale et affective les relations amicales et/ou sensuelles n’est à mon sens ni nécessaire ni suffisant pour s’écarter de la norme romantico-sexuelle. Ce qu’il convient plutôt de placer au centre de notre vie sociale et affective, ce sont les inclinations (et parmi elles, surtout les appréciations, mais je ne développerai pas ce point ici) de nature non-romantiques et non-sexuelles. Autrement dit les inclinations de nature sensuelle et amicale… mais en les sortant de leur domaine habituel d’application, pour couvrir le champ des relations sexuelles et romantiques. Autrement dit, il convient d’apprendre à faire du sexe et de la romance par sensualité et amitié. Là c’est vraiment subversif à mon sens ; la moindre des raisons n’étant pas que cela permet d’évacuer au passage pas mal d’oppressions systémiques liées aux inclinations romantiques et/ou sexuelles. « Je t’aime bien, tu es un-e super ami-e, et ça me donne envie de relations sexuelles avec toi pour célébrer et exprimer cette belle amitié. » Voilà un exemple de discours qu’on pourrait tenir dans un cadre théorico-pratique ayant remis la norme romantico-sexuelle au rebut…

(Attention : le fait que les inclinations amicales et/ou sensuelles soient plus éthiques que les inclinations romantiques et/ou sexuelles ne veut pas dire que les relations amicales et/ou sensuelles sont forcément plus éthiques que les relations romantiques et/ou sexuelles. En effet, les types d’inclinations et les types de relations, ce sont bien deux choses différentes. Et si les inclinations amicales et/ou sensuelles sont plus éthiques, ce n’est pas parce que les inclinations romantiques et/ou sexuelles sont anti-éthiques, mais parce qu’elles n’ont pas de valeur éthique, elles ne relèvent pas du champ de l’éthique.)

Visibiliser les relations sensuelles par inclination sensuelle et étendre le champ des relations sensuelles par inclination amicale s’inscrit dans la même démarche (consciemment ou non, volontairement ou non). Il faut avouer que même si les relations sensuelles par inclination amicale sont reconnues, il reste quand même nombre de tabous à leur propos, et que leurs manifestations habituelles demeurent assez modestes, rares, courtes en durée et superficielles. Ce faisant, on remarquera que l’on questionne également la matérialité des types de relations et qu’on valorise les types de relations non-romantiques et non-sexuels (par exemple, étendre dans la sensualité le domaine de l’amitié non-romantique et non-sexuelle est une manière d’apporter une sorte de plus-value à ce type de relation). C’est juste que l’angle d’attaque est différent.

Faire du sexe et de la romance (et de la sensualité) par amitié (par inclination amicale) me semble encore plus éthique que par inclination sensuelle. En effet, l’amitié (en tant qu’inclination amicale) porte sur la partie de nous-même qu’on pourra appeler « l’esprit », et qui est ce avec quoi on s’identifie le plus, et sur lequel on a un contrôle conscient de la volonté. Il me semble plus gênant de rejeter quelqu’un-e sur la base de caractéristiques qu’il/elle ne peut pas changer par le simple effet de sa volonté et avec lequel il/elle ne s’identifie pas forcément beaucoup, c’est-à-dire ce qu’on pourra appeler « le corps », et qui va être l’objet de l’inclination sensuelle. Mais l’inclination sensuelle est plus éthique que les inclinations romantiques et/ou sexuelles, car au moins elle se base sur des qualités objectives du corps (sa forme, sa texture, sa chaleur, etc.) en lien avec un ensemble objectif de goûts et de préférences personnel-le-s, et le type de relation envisagé.

Je pense qu’on en est loin de tout ça !… Et je remarque parfois un autre phénomène qui adopte la démarche exactement inverse, qui va consister à sortir les inclinations de nature sexuelles et romantiques de leur domaine d’application habituel pour couvrir le champ des relations amicales et surtout sensuelles. Je suspecte que cette attitude —qui me semble beaucoup plus répandue chez les victimes du sexisme—, provient de traumas patriarcaux (viols, tentatives de viol, agressions sexuelles, tentatives d’agressions sexuelles, harcèlement sexuel, etc.) sur fond de physical touch escalator (et de relationship esclator plus globalement). Pour se protéger de l’éventualité de relations romantiques et/ou sexuelles non-désirées, ces personnes vont se fermer à toute proximité émotionnelle et surtout physique avec (surtout) les personnes appartenant à la classe dominante relativement à l’oppression sexiste ; hormis si elles éprouvent une inclination romantique et/ou sexuelle envers elles.

Pour cette raison, je pense que cet idéal présenté plus haut de relations de toute nature reposant sur l’inclination sensuelle et surtout amicale —et donc l’anarchie relationnelle au sens fort du terme— ne peut être atteint que dans un monde post-patriarcal, ou alors s’il n’implique que des personnes du même sexe/genre, ou alors s’il n’implique que des personnes très déconstruites sur le plan du féminisme (et particulièrement des dominant-e-s très pro-féministes).