D’après beaucoup de libéraux·les, la liberté est le droit de faire ce que l’on veut avec ce que l’on a. Mais cette formule ne nous donne aucune indication sur ce en quoi doit consister ce que l’on a et laisse par conséquent ouverte la question de l’appropriation et de la propriété légitimes (en théorie, la propriété est ce avec quoi on a le droit de faire ce que l’on veut, ce qui rend cette définition circulaire). Par suite, l’interventionnisme économique n’est pas nécessairement de la spoliation. Il n’en est que si on présuppose que les richesses qu’il redistribue et dont il réglemente l’usage et l’exploitation sont des propriétés privées légitimes. Si ce n’est pas le cas, alors l’interventionnisme économique peut revêtir quelque justice, être bénéfique ou du moins être neutre d’un point de vue moral.
Les libéraux·les classiques (de tendance dite « minarchiste ») sont en faveur d’un État minimal régalien dont une des fonctions (voire la fonction) est de garantir la propriété privée. Ils/elles ont raison sur la méthode : sans État pour la garantir, la propriété privée se réduirait dans les faits peu ou prou à la propriété de soi-même et de ce qui prolonge notre corps. En effet, toutes les personnes revendiquant contradictoirement un même bien seraient sur un pied d’égalité pour faire valoir cette revendication et devraient assumer personnellement le coût que représenterait (selon les cas et les points de vue) la protection ou la (re)prise de ce bien. Il n’y aurait aucun moyen ultime de mettre tout le monde d’accord. On peut estimer que ça serait globalement dissuasif de toute capitalisation importante de ressources matérielles.
Les « anarcaps » (les « anarcho-capitalistes ») sont de doux·ces rêveur·euse·s en pensant qu’une société sans État serait compatible avec le capitalisme sur le long terme. En effet, à chaque notaire produisant un titre de propriété ou un contrat de bail pourrait répondre un·e autre notaire concurrent·e avec des actes contradictoires sans qu’il soit possible de trancher entre la « vraie » ou la « fausse » paperasse devant faire force de loi. Les « anarcaps » ont cependant raison de débarrasser les fonctions régaliennes de l’État de cette espèce d’aura mystique qui en fait des réalités transcendant l’économie. Les fonctions régaliennes relèvent de l’économie, et si l’État s’y immisce, il s’agit bien d’une forme d’interventionnisme économique, même s’il demeure plus modéré. Pire : cet interventionnisme relève de la spoliation du point de vue même des principes libéraux classiques qu’il est censé implémenter.
Le débat n’est donc pas entre interventionnisme économique ou anti-interventionnisme économique, mais entre :
(A) un interventionnisme économique modéré mais non-assumé et relevant de la spoliation au vu des principes qu’il est supposé défendre ;
(B) un interventionnisme économique plus important mais assumé et cohérent avec les principes qu’il porte (et dont l’objectif consiste entre autres à corriger les méfaits du premier et les conséquences néfastes de ces méfaits).
Quand on voit, dans la scène politique, que les personnes défendant l’option (A) sont très souvent les plus enclines (contre toute logique) à l’interventionnisme au niveau de la seule propriété dont la légitimité est incontestable, c’est-à-dire la propriété de soi-même (opposition plus ou moins franche à la dépénalisation des drogues, à la PMA pour tou·te·s, au mariage pour tou·te·s, à l’euthanasie, à l’IVG, à la liberté de circulation, etc.) et de surcroît qu’elles défendent des institutions politiques autoritaires et centralisatrices (« 49.3 », monarchie présidentielle, état d’urgence, etc.) ; quand on voit qu’elles vont jusqu’à défendre la spoliation des petit·e·s propriétaires si c’est dans l’intérêt des gros·ses propriétaires (ex. : projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes, hausse de la TVA, collectivisation des dettes mais privatisation des profits, brevets, copyrights, etc.), sans nécessité, donc, pour garantir la propriété privée (et en prétextant l’économie de l’offre et/ou un bienheureux « ruissellement » qui n’est peut-être pas entièrement irréel même s’il demeure très limité, mais qui, de toute façon, ne change rien aux rapports de force en présence, au contraire) ; on se dit que le discours libéral qu’elles brandissent n’est que pure posture et imposture, n’est qu’un habillage idéologique, en vu de donner une légitimité factice à une politique à la solde des classes dominantes.
Quand on voit, dans la scène politique, que les personnes défendant l’option (B) prennent très souvent à contre-pied tout ça, on se dit que les vrai·e·s libéraux·les ne sont pas là où on pourrait le penser…
Au fond, si on prend en compte l’ensemble des dimensions de l’existence (j’omets volontairement la question de l’influence des facteurs culturels, sociaux, économiques, environnementaux, psychologiques et biologiques dans la détermination de l’action et de la responsabilité individuelle : c’est un sujet très important et qui m’est cher, mais qui nécessiterait un nouvel article à lui tout seul), le débat est entre :
(C) un interventionnisme centré sur les institutions politiques et les mœurs mais ne délaissant pas entièrement l’économie, généralement assumé sauf sur l’économie, et incohérent au vu des principes qu’il revendique ;
(D) un interventionnisme centré sur l’économie, assumé et cohérent avec les principes qu’il porte (et dont l’objectif consiste entre autres à corriger les méfaits du premier et les conséquences néfastes de ces méfaits).
D’après beaucoup de libéraux·les, la liberté consiste à faire ce que l’on veut avec ce que l’on a. Mais cette formule, comme je l’ai dit, ne nous donne aucune indication sur ce en quoi doit consister ce que l’on a et laisse par conséquent ouverte la question de l’appropriation et de la propriété légitimes.
En revanche, une autre définition libérale (de gauche ?) de la liberté, qui a ma préférence, est la suivante : la liberté est le droit de faire tout ce qui n’empêche pas autrui de jouir du même droit. L’exercice sans frein du droit d’appropriation du monde matériel (que ce soit via l’échange, le don ou le mélange de son travail à une ressource non-appropriée) diminue nécessairement le droit d’appropriation d’autrui. Au-delà d’un certain seuil, les droits d’appropriation deviennent inégaux entre les différentes personnes, ce qui contrevient à cette définition libérale de la liberté.
De ce point de vue, seule une répartition égalitaire de la propriété privée (ou des opportunités d’appropriation) entre toutes les personnes satisfait au libéralisme. Cela est assez bien approximé par la théorie mutuelliste (occupancy and use) de la propriété. Dans une société sans État, comme je l’ai montré, la propriété privée se réduirait dans les faits peu ou prou à la propriété de soi-même et de ce qui prolonge notre corps, donc à la propriété mutuelliste. Une société sans État serait donc une vraie anarchie, pas une « anarcapie ». Par défaut, dans notre société où l’État est présent et dispose d’un pouvoir régalien central qu’il n’est pas nécessairement évident de désétatiser complètement (même en ce qui concerne l’aspect « protection de la propriété des biens »), si toutefois on reste dans le cadre du respect des institutions politiques, alors un interventionnisme économique en vue de redistribuer les richesses entre tou·te·s (voire de les réglementer au profit de tou·te·s) est totalement justifié et bénéfique. Non seulement il ne relève pas d’une spoliation (car la captation de ces richesses par une oligarchie de capitalistes n’est pas une propriété légitime), non seulement il n’est pas antilibéral, mais il est même l’expression d’un libéralisme authentique et cohérent.
C’est pourquoi, le 23 avril 2017, je voterai Benoît Hamon ou Jean-Luc Mélenchon, qui sont (contre toute attente, et à leur propre insu) les seuls véritables libéraux de gauche de cette élection présidentielle française parmi les « grand·e·s » candidat·e·s (hé non, Emmanuel Macron n’a de libéral de gauche qu’une certaine ouverture sur les questions de mœurs, encore que ses tentatives démagogiques de draguer la droite conservatrice aient apporté quelques confusions à ce sujet…).
Je voterai même plus sûrement Jean-Luc Mélenchon, qui est en bien meilleure position d’être présent au second tour.
J’invite toutes les personnes pour qui le libéralisme ne se réduit pas à une doctrine économique pro-capitalistes et qui envisagent d’aller voter pour un·e candidat·e à faire de même.
J’ajoute que l’interventionnisme économique, s’il prend une forme étatique au sein de notre système actuel, pourrait se concevoir comme l’émanation d’une sorte de syndic de copropriété à gestion démocratique directe dans un autre modèle de société qui reste à inventer. Peut-être que l’assemblée constituante voulue par Jean-Luc Mélenchon en vue d’une 6ème République pourrait être l’occasion de faire évoluer nos institutions politiques dans cette direction…
8 avril 2017 at 20 h 51 min
J’adhère complètement à votre théorie, je m’y retrouve d’ailleurs parfaitement. Mais pouvez-vous me dire en quoi Jean-Luc Mélenchon, héritier du léninisme, dont les références sont plus que discutables, pourrait incarner le libéralisme de gauche ?
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13 avril 2017 at 10 h 37 min
A la base je me sens plus proche de Benoît Hamon. Mais de fait, ses chances de l’emporter sont devenues quasi-nulles. Le candidat le plus proche de ses idées et ayant des chances de l’emporter est Jean-Luc Mélenchon (JLM). J’entends bien que les références de JLM sont plus que discutables (ses origines sont cependant au PS, pas à l’extrême-gauche). Toutefois, je pense que le jeu politique est une question de style, de charisme, de mise en scène, de grandes phrases et références qui jouent sur l’émotion. Je remarque qu’à gauche, l’habitude est de tenir un discours de campagne toujours plus à gauche que la pratique effective. François Hollande a mené une campagne de gauche classique et a ensuite mené une politique de centre-gauche voire de centre-droit sur la fin. On peut espérer que JLM, qui mène une campagne de gauche radicale, mène ensuite une politique de gauche classique voire de centre-gauche. A noter qu’il semble vouloir faire des choses pour les TPE et PME. Par ailleurs, s’il applique son programme, la pression fiscale baisserait en-dessous de 4000 € de revenu mensuel.
Le PS est moribond. Je crois en une recomposition du paysage politique qui verra peut-être une alliance du rocardien de gauche qu’est Benoît Hamon avec JLM pendant que Macron composera une grande force allant du centre-gauche au centre-droit. Après les présidentielles, il y aura les législatives. L’occasion, là aussi, de modérer la politique de JLM si elle devait être trop léniniste. Je ne crois pas qu’une cohabitation soit forcément une mauvaise chose. Le plus important, de toute façon, c’est l’idée d’une 6ème République (qui, certes, pourra difficilement être mise en œuvre en cas de cohabitation…). Ce sera l’occasion de se faire entendre et de proposer une nouvelle constitution davantage en accord avec les idées d’un authentique libéralisme de gauche (et pourquoi pas d’extrême-gauche).
Læ candidat·e idéal·e n’existe pas. Tout ce qu’on peut faire, c’est composer avec l’existant, faire des paris, adopter des stratégies, etc. Pour moi, Fillon et Le Pen sont évidemment des candidat·e·s sans intérêt voire dangereux pour la France. Je suis plus nuancé en ce qui concerne Macron, mais son mépris de classe et son manque de prise en compte des difficultés réelles des gen·te·s m’agace. De toute façon, il ne souhaite pas revenir sur la monarchie présidentielle. Avec lui, pas de réforme en profondeur des institutions. Et même si son discours joue sur l’alliance entre la liberté et l’égalité on a du mal à voir comment ça se concrétise dans ses propositions qui permettent, cautionnent voire accentuent les inégalités. Il n’y a pas de remise en question du salariat, de l’actionnariat.
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24 avril 2017 at 14 h 25 min
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Faire ce que l’on veut avec ce que l’on a dans le respect des droits naturels d’autrui serait exact. Et cette formulation change toutes les conclusions.
Le libéralisme, c’est le respect des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme, tels que cités par l’article 2 de la DDHC de 1789 : liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression.
Dès lors que Mélenchon voulait, par exemple, « prendre tout », au dessus de 400000 euros de revenus par an, il porte atteinte à la propriété et n’est donc pas libéral.
Dès lors que Hamon voulait prendre de l’argent à tous pour en redonner un peu moins à tous avec son revenu universel, il porte atteinte à la propriété et à la notion même de « faire ce que l’on veut avec ce que l’on a ». Il n’est donc pas libéral.
Ces deux candidats, comme au moins 7 autres, voulaient en fait renforcer l’état. Les deux autres, Macron et Fillon, promettaient tout juste de diminuer un peu les dépenses publiques et de réduire un peu le nombre d’agents publics. Malgré ces petites avancées, on ne peut dire d’aucun des deux qu’il soit libéral. Il n’y avait aucun candidat libéral dans cette élection. Celui qui avait le programme le moins éloigné du libéralisme était Fillon.
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26 avril 2017 at 13 h 08 min
« Faire ce que l’on veut avec ce que l’on a dans le respect des droits naturels d’autrui serait exact. Et cette formulation change toutes les conclusions. »
Ben non, ça ne change pas grand chose puisque ça ne nous dit pas ce que sont ces droits naturels. Tout le monde ne considère pas que la propriété privée et l’appropriation au sens de Locke (avec ou sans proviso) ou Rothbard soit un droit naturel. Comment distingues-tu, en les analysant, une chaise abandonnée, une chaise appartenant à X et une chaise appartenant à Y ? Cela relève uniquement de conventions sociales. Comme telles on peut donc les remettre en question.
« Le libéralisme, c’est le respect des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme, tels que cités par l’article 2 de la DDHC de 1789 : liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression. »
Voir ce que je dis plus haut. Je ne suis pas contre toute propriété. Mais faut voir ce qui est légitime ou non en matière de propriété.
« Dès lors que Mélenchon voulait, par exemple, « prendre tout », au dessus de 400000 euros de revenus par an, il porte atteinte à la propriété et n’est donc pas libéral. »
Tu dis cela parce que tu considères que cette « propriété » est légitime. Mais c’est le point qu’il reste à établir.
« Dès lors que Hamon voulait prendre de l’argent à tous pour en redonner un peu moins à tous avec son revenu universel, il porte atteinte à la propriété et à la notion même de « faire ce que l’on veut avec ce que l’on a ». Il n’est donc pas libéral. »
Idem.
« Ces deux candidats, comme au moins 7 autres, voulaient en fait renforcer l’état. »
Peut-être sur un plan économique, mais comme je doute que de vastes pans de la propriété privée revendiquée soient légitimes, et comme cela compenserait d’autres actions de l’État visant à garantir cette propriété privée illégitime, alors ça n’est pas antilibéral. Sur d’autres plan : réforme des institutions pour abolir la monarchie présidentielle, moins de sécuritarisme, plus de liberté de mœurs (Hamon était le seul à souhaiter la dépénalisation du cannabis), ils sont plus libéraux que Fillon et même que Macron.
« Les deux autres, Macron et Fillon, promettaient tout juste de diminuer un peu les dépenses publiques et de réduire un peu le nombre d’agents publics. »
Tu te rends compte que là tu ne me parles que de gestion budgétaire ? Le libéralisme n’a-t-il donc pas d’idéal plus élevé que de réduire le budget de l’État ?
» Malgré ces petites avancées, on ne peut dire d’aucun des deux qu’il soit libéral. Il n’y avait aucun candidat libéral dans cette élection. Celui qui avait le programme le moins éloigné du libéralisme était Fillon. »
Fillon est un conservateur au niveau des mœurs, pas très libéral ça. Il voulait augmenter la TVA (alors que la gauche cherche en général à la diminuer). Je ne vois pas non plus en quoi c’est libéral. Il est pour un État sécuritaire et la monarchie présidentielle. Tu m’expliques en quoi c’est libéral ?
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3 mai 2017 at 16 h 29 min
Pourquoi avoir supprimé mon second commentaire ?
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3 mai 2017 at 17 h 51 min
?? Je n’ai rien supprimé, en tout cas pas volontairement, peut-être un bug ? Il disait quoi ce commentaire ?
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